BURNING DAYS
d'Emin Alper ****
Avec Selahattin Pasali, Ekin Koc, Erol Babaoglu, Selin Yelinci
Emre, très jeune procureur fraîchement arrivé dans une petite ville d'Anatolie, Yaniklar (ville fictive) découvre les joies de la corruption, de l'intolérance, du racisme, de la sauvagerie et de la bêtise.
Entend-il combattre à lui seul tous les fléaux de la société turque ? Il en semble à peu près convaincu tant son insolence, presque de l'arrogance au début, paraît inébranlable. Le déploiement du film s'enroule autour de la démonstration que cette rigueur va se retourner contre lui et l'enfermer dans un piège inextricable.
Dans une première partie, le réalisateur comme le procureur fait un état des lieux. Il observe, nous donne à voir et relate ce qu'il découvre. L'ouverture comme la conclusion du film sont deux chasses, la première sanglante, cruelle, furieuse contre un sanglier, la seconde encore plus terrible, angoissante contre deux hommes. Mais avant cette chasse au sanglier dans les rues de la ville régulièrement envahie par ce mammifère imposant, le jeune procureur et la juge locale sont au bord d'un gouffre, un grand effondrement provoqué par la sécheresse dont la région est régulièrement victime ou par les forages anarchiques entrepris par le Maire. Le manque d'eau en sous texte constant de l'histoire est presque emblématique de la région. Les habitants font des queues interminables pour remplir leurs bidons dès que le maire leur donne accès dans un acte de générosité à quelques mètres cubes du précieux liquide. La canicule est une fois encore le quotidien. On note par contre que les notables de la ville ne manquent pas d'eau chez eux. Quant au domicile du procureur, il est infesté de rats.
Lors d'un entretien avec un avocat également fils du maire, et un dentiste (au sourire tout en gencives, beurque) qui viennent, au nom de la communauté lui souhaiter la bienvenue tout en sourires et discours mielleux, Emre leur signale avec une morgue certaine qu'il est interdit et dangereux de poursuivre un sanglier dans les rues de la ville armé jusqu'aux dents en tirant des coups de feu au risque de blesser, voire pire, accidentellement quelqu'un. Progressivement le malaise s'installe, les sourires se crispent, virent au jaune. La conversation est admirablement dialoguée. Le malaise ne faiblira plus. Les deux hommes comprennent qu'ils n'ont pas à faire au magistrat ordinaire qui demandera, comme les précédents, rapidement sa mutation.
Emre s'étonne d'être régulièrement invité à dîner chez le maire. La juge lui assure que la ville est petite et que la pratique est courante. Après plusieurs refus, il accepte. Ce repas à trois (Emre, le maire, son fils avocat) est un sommet de tension où même le spectateur s'agite sur son fauteuil et souhaite, comme le procureur, pouvoir quitter l'endroit au plus vite. Les sourires crispés, les sous-entendus rendent le repas de plus en plus inconfortable. On remplit souvent le verre d'Emre qui supporte mal ce raki qu'il trouve très fort. Le lendemain, la gueule de bois d'Emre est balèze. Mais il comprend peu à peu qu'il a été drogué, découvre qu'un drame s'est déroulé lors de cette soirée. Ses souvenirs flous au départ vont se préciser.
On comprend que le film ait fortement déplu au pouvoir en place en Turquie et on salue le courage de ce réalisateur d'oser aborder ainsi la corruption, le populisme et l'autoritarisme dans son pays. Les élections prochaines à la mairie sont gagnées d'avance par les promesses (de distribution d'eau notamment) qui ne seront pas tenues, l'oppression de l'opposition et l'exercice du pouvoir par la peur. Sans compter que la région est également gangrenée par un racisme rampant et l'homophobie subtilement évoqués par la présence d'un camp de gitans, les préjudices qu'on leur fait impunément subir et celle d'un journaliste aux moeurs douteuses et répréhensibles aux yeux de la virilité ambiante. Il est à noter qu'à l'exception de la gitane et de la juge, aucune femme n'est visible dans le film. Cette dernière affirmera d'ailleurs à Emre que sa présence provoque beaucoup d'émoi auprès de la gent féminine locale. Le procureur aux costumes impeccables et au physique très avenant (c'est rien de le dire) s'en étonnera puisqu'il ne voit aucune femme.
Au cours de l'enquête qui suit le drame, Emre n'hésite pas à faire arrêter même les personnages les plus intouchables de la ville, à la stupéfaction même de la police (très beau personnage de commissaire). Les détails de la soirée très arrosée vont peu à peu revenir à Emre sous forme de flash-backs de plus en plus précis. Qu'a-t-il vraiment fait et vu lors de cette soirée ? Est-il responsable, coupable de quoi que ce soit ? Ce procédé sème le trouble comme jamais, donne à s'interroger. Le spectateur se perd, s'étonne, craint le pire. Où Emre a-t-il réellement passé la nuit ? Il est aidé dans sa recherche pour rassembler ses souvenirs par un journaliste (très bien de sa personne également) d'abord inquiétant, troublant, ambigu.
Par une construction que j'ai trouvée extrêmement brillante, le piège se referme comme on le voit rarement autour de l'enquêteur lui-même qui finalement n'aura d'autre choix que de fuir pour se retrouver au bord du gouffre.
La Mostra de Venise, régulièrement plus inspirée que Cannes a décerné le Prix spécial du jury à ce film oppressant, en tension permanente, passionnant, magistralement réalisé et à l'interprétation impeccable.
Il m'a régulièrement fait penser à La poursuite impitoyable (The chase) d'Arthur Penn. Ce n'est pas rien.
Commentaires
Même si les flash backs étaient parfois un peu pesant pour moi, ils sont quand même nécessaires pour comprendre le déroulement de cette fameuse soirée.
Les personnages et les acteurs sont superbes, le procureur, le commissaire.
Certains paysages sont impressionnants... Ces trous gigantesques....
Le réalisateur a du rembourser une aide financière reçue en Turquie car le film ne correspondait plus au scénario de départ. Je suis allé voir le film seul. Mais du coups ai pris deux places de ciné...
C'est vraiment une réussite ce film. Je ne m'attendais pas à tant de maîtrise.
Je trouve les flash backs plutôt habilement amenés mais j'ai vu plusieurs fois que ça gênait.
Oui j'ai lu ça pour le remboursement. C'est moche.
Je n'ai pas compris que tu y sois allé seul et aies pris 2 places. :-)
Bonsoir Pascale, je n'avais pas noté que ce film avait eu un prix spécial du jury à Venise amplement mérité. Un film que je conseille autour de moi. Bonne soirée.
Bonsoir dasola.
Un film remarquable à recommander en effet.
Juste pour faire rentrer quelques centimes d'euro s supplémentaires pour le réalisateur et rembourser sa dette.
Bonne remarque pour Cannes. Berlin et Venise ont souvent des choix judicieux et audacieux
Oh c'est trop beau ton geste. :-)
Je n'y aurais pas pensé.
Cannes c'est souvent du pipi de chat à côté des choix de Venise et Berlin. C'est incompréhensible.
Un uppercut politique doublé d'un thriller suffocant, j'ai du mal à trouver des défauts à ce film remarquablement écrit et réalisé. Tu as bien fait d'insister.
La bonne nouvelle, c'est que le film a visiblement explosé les attentes en salles en son pays : "nous en sommes à environ 200 000 entrées ! Pour mes films, j'étais plutôt habitué à 30 000 places" dixit le réalisateur lorsque le film est sorti en Turquie en décembre. Ne reste plus qu'à confirmer dans les urnes à la fin de la semaine.
A NE PAS MANQUER !
C'est exactement ça.
Pour trouver des défauts, va lire Les cahiers ou Libé...
Et t'as vu comment il est trop beau le proc' ? :-))))
Ce matin dans ma France inter, j'entendais des turcs de la rue dire comment la Turquie n'avait jamais été aussi merveilleuse et à quel point ils voulaient que leur Erdo soit réélu car c'est l'homme de toutes les situations... Il doit nous manquer des éléments.
J'aurais cru que tu en pincerais davantage pour le journaliste.
Le petit proc porte bien la cravate, pas de doute. J'aime beaucoup quand il toise de ses yeux mi-clos les obséquieux édiles qui tentent de l'amadouer.
J'ai lu des trucs pas possibles sur ce film. Du genre ça fait penser à Nuri Bilge Ceylan (que j'aime beaucoup), n'importe quoi. Eh les gars, si on tourne un porno en Anatolie ça ressemble aussi à Ceylan ? Suffit de faire un plan de désert et c'est marre. Je vais lire Libé et les Cahiers pour voir s'ils sont dans ce même trip. Pour une fois, les Inrocks sont d'ac avec nous (ils ne peuvent pas tourner le dos à la cause LGBTQRST++ quand même).
Moi ça m'a plus fait penser à Polanski et à la fin à l'Invasion des Profanateurs de Siegel - je sais je saute loin, mais ce film ne nous invite-t-il pas à quelques prouesses ?
Pas sûr que les (peut-être) électeurs sous les décombres du tremblement de terre soit du même avis que ces expates...
Oui les comparaisons à la mormoil pour dire qu'on connaît 3 reals turcs, ça m'en touche une... sorry pour l'élégance.
Moi ça ne m'a fait penser à rien mais si je creusais je trouverais bien. Je pencherais plus du côté iranien genre Loi de Teheran peut-être.
Les profanateurs ne sont plus tout frais dans ma mémoire.
En tout cas quelle maîtrise, tant au niveau visuel que scénaristique. Ça donne envie de voir son précédent.
Tu as raison, je ferais bien la garde partagée. Un jour le proc un jour le journaliste. Et je pense qu'ils ne seraient pas contre un petit trouple.
C'étaient pas des expates les interviewés. Le journaliste était sur place.
Ses précédents, Burning Days est son quatrième si je ne m'abuse.
Encore mieux.
P.S. : le proc porte aussi très bien le maillot de bain.
Très bon film, je trouve juste dommage que la dimension politique de l'intrigue soit vampirisé par l'enquête du viol. Toute la partie sur la pénurie d'eau devient alors trop accessoire.
L'enquête n'étouffe rien je trouve.
Il est sur ma liste, j'espère pouvoir le voir la semaine prochaine. Déjà je suis contente car j'ai pu rattraper "La dernière reine".
Alors celui-là est immanquable je trouve.
C'est LE film à voir selon moi.
Tendu de chez tendu !
Il y a beaucoup de façons d'aborder ce film, mais quel thriller !
Le dentiste et l'avocat, punaise ! Ils font peur, avec leur bêtise crasse...