CYRANO DE BERGERAC
d'Edmond Rostand *****
au Théâtre du Peuple de Bussang
Avec : Victoria Allé, Laurie Barthélémy, Nathan Boillot, Rébecca Bolidum, Victorien Bonnet, Antonin Brizard, Rodolphe Dana, Olivier Dote Doevi, Martial Durin, Hugues Dutrannois, Antoine Kahan, Thomas Meyer, Marie-Blanche Monteleone, Léon Ostrowsky, Mathilde Toussaint, Céline Véron et une dizaine de figurants
La pièce a beau sans doute être la plus célèbre et la plus populaire des pièces du théâtre français elle est aussi (pour moi) la plus belle, la plus grande, la plus émouvante. Celle dont je ne me lasse pas.
Comme presque chaque année (souvenez-vous Hamlet l'an passé), je me suis rendue au Théâtre du Peuple à Bussang. Si des représentations ont bien lieu entre mai et décembre, la majorité des spectacles se déroule au cours de l'été en juillet et en août. Et ce, depuis 1895 ! Je le répète et vous résume à nouveau l'histoire de ce lieu magnifique, majestueux, unique (au monde ?), éblouissant... La devise inscrite de chaque côté de la scène :
«Par l’art pour l’humanité»
donne une idée de l'état d'esprit qui y règne. Et je ne vous parle même pas des prix. Allez, si, je vous en parle : de 8 à 25 €uros, qui dit mieux ? La particularité de l'endroit, déjà magique par sa construction entièrement en bois et dont la salle représente la coque d'un bateau retournée, est que la scène s'ouvre sur la forêt. Chaque spectacle intègre donc cette caractéristique qui fait immanquablement pousser des "oh" et des "ah" de ravissement à l'assemblée. Cette année c'est lors de l'avant dernier acte que les portes gigantesques s'ouvrent mais d'abord partiellement laissant pointer une légère frustration. Mais la stupéfaction de voir au fond dans la forêt se dérouler Le siège d'Arras atténue l'attente. Ce n'est qu'au dernier acte que les portes s'ouvrent entièrement sur un geste majestueux voire grandiloquent de la mère supérieure du couvent. L'autre particularité tient au fait que les spectacles sont interprétés à la fois par des comédiens professionnels qui intègrent dans la troupe des comédiens amateurs de la région. Aucune distinction n'est faite entre les uns et les autres et lors du salut final, la troupe entière est sur scène. Pas question de mettre en valeur les rôles principaux en égrenant leurs noms jusqu'à celui du comédien principal.
C'est Maurice Pottecher qui a créé le lieu. D'abord une simple scène à flanc de montagne. Les spectateurs étaient debout dans la prairie. Puis la scène fut couverte et déjà elle s'ouvre sur la nature grâce aux deux immenses portes coulissantes. Puis sont venus les bancs, l'électricité en 1904, et la salle se ferme en 1921. Le toit apparaît en 1924. Ensuite on ajoute des loges (1945), des ateliers de couture (1950), un atelier de construction des décors (1986). Les acteurs vivaient en communauté. En 1994, l'entrée est reconstruite.
En 1895, la scène est couverte mais les spectateurs sont dehors :
L'intérieur vers 1920 :
Le théâtre aujourd'hui. Une splendeur, un éblouissement à chaque redécouverte :
Cette année, c'est donc Cyrano qui est au programme et se joue à guichet fermé (jusqu'au 2 septembre). Cette comédie héroïque, ce drame romantique, que j'ai vue quatre fois sur scène (avec des Cyrano différents), au cinéma, à la télé dans de multiples versions, que j'ai lue et relue, m'a une nouvelle fois éblouie. Et si j'achève souvent très émue la vision ou la lecture de l'ouvrage, j'ai cette fois terminé en larmes. Cyrano peut donc encore et toujours surprendre et toucher en plein coeur à la fin de l'envoi.
La mise en scène de Katja Hunsinger et Rodolphe Dana (qui est aussi Cyrano) est flamboyante sans être tapageuse et ne cède pas à la tentation de la modernité à tout prix et c'est parfaitement parfait (comme dirait Barbie). C'est classique et majestueux même si on entendra une chanson de Barbara, une autre de Jean Ferrat parfaitement intégrées au reste. Quelques originalités aussi : des cadets interprétés par des femmes et un Christian noir. Et bien que les décors soient absolument renversants, c'est le texte, le texte, le texte qui est mis en valeur. Les "vers de mirlitons" sont transcendés, sublimés comme si une nouvelle fois on découvrait tout ce qui en fait le charme, l'humour et l'infernale profondeur.
La pièce semble être faite pour l'endroit car elle débute en 1640 dans un théâtre où se joue une pièce interprétée par la "vedette" de l'époque, l'énorme et très mauvais comédien Montfleury à qui Cyrano, amoureux des lettres et de la poésie, a promis de "fesser les joues" s'il se produit encore sur scène. C'est donc dans la frénésie de cette mise en bouche bouillonnante que les comédiens disséminés dans le public nous emportent dès le début. C'est fébrile, mouvementé et plein de spontanéité. Le théâtre de Bussang se transforme en Théâtre de Bourgogne. Nous sommes en 1640.
D'Artagnan assiste à la représentation, et Roxane, et Christian. Ils sont venus, ils sont tous là. On tourne la tête en tous sens, un peu étourdis mais on s'amuse et on s'émerveille déjà. Jusqu'à ce que Cyrano (Rodolphe Dana donc) entame la fameuse tirade des nez qui une fois encore fait un effet dingue. Dès lors on sait que le comédien est à sa place, qu'il ne démérite pas face à ses illustres prédécesseurs bien au contraire, il s'empare de ce rôle vertigineux, de ce personnage merveilleux avec... panache et une capacité d'émotion rare, et il ne cessera de nous surprendre jusqu'à l'épilogue bouleversant, très réussi (ce n'est pas le cas pour chaque mise en scène) où toute la solitude, l'arrogance, la fierté, l'intelligence et la splendeur de cet être sublunaire sont comme rarement exprimées par le comédien et ressenties (par la spectatrice à l'oeil humide).
"Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
[Il s'élance l'épée haute.]
et c'est...
Mon panache."
Frissons garantis, larmes éventuelles !
Le deuxième acte voit "apparaître" la merveilleuse auberge de Ragueneau (le pâtissier poète) tout en casseroles cuivrées et mets délicieux que sa femme, qui a la tête près du bonnet, emballe dans des sonnets. Trahison ultime. La comédie se transforme en ballet. C'est somptueux.
Puis Cyrano retrouve Roxane sa cousine adorée qui doit lui confier un secret. Il croit qu'elle va lui révéler son amour. Mais non, c'est un autre qu'elle aime. Il est cadet dans son régiment et elle lui demande rien moins que de le protéger ici et à la guerre plus tard. Cyrano ne peut rien refuser à Roxane, et moi je frissonne lorsque cette sotte le laisse sans avoir pris le temps d'écouter le récit d'un de ses exploits et qu'il murmure :
"Oh j'ai fait mieux depuis"...
Qu’il m’écrive ! — Cent hommes ! —
Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage !
Oh ! j’ai fait mieux depuis."
Christian est beau mais un peu sot, mais pas tant que ça puisqu'il en a conscience. Et puisqu'il ne peut résister aux désirs de sa chère Roxane, Cyrano propose à Christian de lui écrire puis de lui dicter les mots que la précieuse, qui plus tard sera une héroïne, souhaite entendre. La scène du balcon éclairée d'une lune immense est magnifique et toute la souffrance de Cyrano prend tout son sens alors qu'il ne l'exprimera qu'à la fin de sa vie :
"Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ?
Eh bien toute ma vie est là :
Pendant que je restais en bas, dans l’ombre noire,
D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire !"
Mais Cyrano, la pièce, ne serait rien sans les cadets de Gascogne. Ils sont pittoresques.
"Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux".
Mais aussi, il y a De Guiche, amoureux de Roxane et détesté de tous ses hommes, surtout lorsqu'il les mène à la bataille, vers une mort certaine juste par jalousie. Souvent ridicule et ridiculisé dans toutes les mises en scène, il est une fois de plus ici un personnage flamboyant, haut en couleurs et Antoine Kahan, absolument génial dans le rôle lui apporte un côté hilarant qui lui valent des applaudissements en cours de spectacle.
Il y a des joutes verbales dans ce spectacle, mais aussi des combats à l'épée, des cascades, des pirouettes, il y a des tirades incontournables, il y a du rire, de l'émotion, de la classe, de la dignité, de la beauté, une direction admirable, une énergie folle, un siège d'Arras représenté comme jamais je ne l'ai vu sur scène, il y a du monde, de la grâce, un texte admirable et ce personnage merveilleux, tellement respectable, tellement pur, tellement aimable et pourtant tellement complexé par cet appendice qui en tout lieu le précède et dont il croit qu'il l'empêche de connaître l'amour :
"Ma mère ne m'a pas trouvé beau.
Je n'ai pas eu de sœur,
Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'œil moqueur,
Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie,
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie."
Tellement humble aussi :
"C’est justice, et j’approuve au seuil de mon tombeau :
Molière a du génie et Christian était beau !"
Je m'arrête ici alors que ce spectacle m'obsède et m'habite depuis 3 jours déjà. Je suis contente d'avoir pu en parler un peu. Et vous savez quoi ? J'ai réussi à me retrouver une place pour dimanche prochain. J'ai hâte.
Quelle est votre tirade préférée ?
Voici la mienne, la tirade des non merci :
" Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci.
Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? Se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci.
Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? Une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci.
D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci !
Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci !
Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ?
Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci !
Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ?
Non, Merci !
Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci !
Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci !
Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !"
Commentaires
C’était merveilleux, un grand moment de texte pour moi à redécouvrir et quel endroit !
Merci
Ce texte m'émerveille.
J'espère que tu t'en souviendras :-)
C'est un lieu vraiment unique. J'ai vu plusieurs reportages sur lui, c'est une belle aventure dont on espère qu'elle durera longtemps encore.
Il n'y a aucune raison. Il est classé, très protégé mais il est en bois...
Et quelle pièce, quel spectacle !
Je ne suis pas de nature jalouse, tu le sais bien. Mais là, ton théâtre et cette pièce, ça fait diablement envie. "Cyrano" est un vrai compagnon de route, pour moi, et je m'y rapporte souvent. Je devrais le voir bientôt, mais c'est une autre histoire. Je t'en reparlerai, à l'occasion...
Impossible de citer ma tirade préférée, mais il est des vers que j'admire :
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été :
Moi, je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !
ou encore...
Cyrano : Sur le boîtier d’argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n’étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n’y voyait pas plus loin…
Christian : Que son nez.
Ou encore encore :
Ou bien, machiniste autant qu’artificier,
Sur une sauterelle aux détentes d’acier,
Me faire, par des feux successifs de salpêtre,
Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !
QUEL TEXTE ! C'est aussi mon préféré de toute la littérature française, je crois.
Je ne sais rien de ta nature jalouse ou pas mais je comprendrais qu'on puisse envier cet endroit.
Si tu décidais de faire le voyage, avertis-moi :-)
J'y retourne donc dimanche (pour le texte, l'interprétation incroyable de Rodolphe Dana (tu l'as déjà vu ?) et l'endroit). La pluie est annoncée :-(' L'année dernière, Hamlet s'était achevé sous un déluge d'eau. Les acteurs avaient assuré.
Je crois qu'on peut citer tout le texte tellement c'est sublime :
Aïe ! Au cœur, quel pincement bizarre ! Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare ! Il me vient dans cette ombre une miette de toi, Mais oui, je sens un peu mon coeur qui te reçoit, Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre, Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure !
Henri quatre
N’eût jamais consenti, le nombre l’accablant,
À se diminuer de son panache blanc.
(...)
Mais on n’abdique pas l’honneur d’être une cible.
“Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien
- Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien
- S’il se pouvait, parfois, que de loin j’entendisse
- Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !”
et tellement drôle aussi :
Le Vicomte : Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule!
- Cyrano: Ah ? Et moi, Cyrano Savinien Hercule De Bergerac.
Oui, tant de choses magnifiques dans ce texte... et pas seulement dans la bouche de Cyrano !
Même si j'ai entendu dire que c'était le plus long texte du théâtre dit classique. 3000 vers...
Et sinon, OK pour te prévenir le jour où...
Et non, je n'ai encore jamais vu Rodolphe Dana sur scène. Même si j'ai vu beaucoup de théâtre ces dernières années, je n'ai vu qu'assez peu de productions de cette ampleur.
Oui c'est un festival de répliques merveilleuses.
Encore une pour le plaisir :
Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais tout bas,
Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas !
Rodolphe est le directeur du théâtre de Lorient. Pas vraiment dans nos coins.
Je vais au théâtre une ou deux fois par an. Je trouve la programmation catastrophique ici : boulevard avec portes qui claquent ou pièces "modernes" avant gardistes auxquelles je ne comprends rien (je suis déjà sortie de la salle).