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L'ABBÉ PIERRE - UNE VIE DE COMBATS

de Frédéric Tellier ***(*)

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Avec Benjamin Lavernhe, Emmanuelle Bercot

Très jeune, Henri Grouès renonce à sa vie de petit bourgeois lyonnais et entre au Couvent des capucins de Crest dans la Drôme pour consacrer sa vie à Dieu.

Il espère devenir prêtre et durant sept années, sa formation consiste à étudier et adorer Dieu. Mais, de constitution fragile (ce qui est presque difficile à croire puisqu'il a vécu jusqu'à quatre-vingt-quatorze ans) il est obligé de quitter le couvent. Est-ce que Dieu réclame vraiment que ses fidèles vivent dans un tel dénuement, une telle austérité, un tel froid au (mé)prix de leur santé ? Mobilisé pendant la seconde guerre mondiale en tant que sous-officier, il devient résistant dans le Vercors, sauve des juifs. Devenu clandestin il fait la rencontre de Lucie Coutaz qui le cache sous un faux nom. Elle devient sa secrétaire, sa compagne, ils vivront ensemble pendant quarante ans, et sera avec lui la fondatrice du mouvement Emmaüs. Nous n'en sommes qu'en 1943 et on a l'impression que celui qui est désormais l'Abbé Pierre a déjà vécu mille vies. Il sera aussi miraculeusement rescapé d'un naufrage, survivant aussi d'addiction aux amphétamines pour tenir le coup, d'une interminable hospitalisation forcée de dix-huit mois... mille vies en une et toujours la même bonté, le même dévouement, l'abnégation, et une colère jamais apaisée. Dès la fin de la guerre il est élu député et consacre son salaire aux actions caritatives. Lorsque l'argent manque il n'hésite pas à faire la manche.

J'ai vu d'autres films, rassurez-vous, mais je dois me "débarrasser" de celui-ci car, je n'irai pas par quatre chemins, il m'a bouleversée et j'en suis encore imprégnée vingt-quatre heures après l'avoir vu. J'ai hésité, avancé, reculé, me disant qu'il s'agissait typiquement du genre de film qui tient dans sa bande-annonce, et puis j'ai "pris du retard", et puis il y a tant de films qui sortent et celui-ci pourrait peut-être attendre. Mais finalement et puisque, contrairement à ceux qui se pincent le nez avec un haut le coeur dès qu'ils entendent ou prononcent le mot, je suis plutôt friande des biopics. J'ai bien fait de braver mes réticences. J'ai vu un vrai film de cinéma, avec des images, des décors, des ambiances, des reconstitutions, des cadrages, une interprétation dingue (j'y reviendrai) mais aussi une histoire stupéfiante et surtout j'ai fait la connaissance d'un homme, un héros, une rock-star dont je ne soupçonnais pas l'étendue de l'engagement, de la popularité et surtout des actes. Comme tout le monde, je connais le mouvement Emmaüs et son engagement de lutte contre la pauvreté et l'exclusion mais je connaissais bien peu l'homme à l'origine de ces communautés consacrées à l'entraide envers plus pauvre que soi et à la solidarité.

Et puis arrive le terrible hiver 54 où des températures polaires s'abattent sur la France et Paris en particulier. Lors d'une de ses maraudes où il distribue couvertures et boissons chaudes aux sans-abris pelotonnés sur les trottoirs de la Capitale parfois seuls, parfois les uns contre les autres, un compagnon de l'abbé trouve une femme morte serrant sur elle le document qui l'a expulsée de son logement deux jours plus tôt. L'Abbé Pierre et quelques fidèles se rendent dans les locaux de Radio Luxembourg, il convainc la direction de lui laisser prendre le micro. Alors oui, le réalisateur a peut-être à ce moment un peu forcé sur la musique (à la Christopher Nolan) mais lorsque l'Abbé, yeux clos devant le micro lance son : "Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol...", j'ai lâché les vannes. C'est le "au secours" qui m'a achevée et je n'ai plus cessé de pleurer jusqu'à la fin du film. En quelques heures, la solidarité des parisiens s'est mise en marche. Et c'est ce qui met en colère aussi. Ce sont toujours les citoyens qui réagissent, pas les gouvernements, pas les pouvoirs publics. Des couvertures, des radiateurs, des vêtements, de l'argent... ont été déposés à l'adresse indiquée. Dès lors la figure de l'Abbé est devenue incontournable et indissociable de l'aide aux miséreux. Ce qui surprend, ce qui choque c'est que cela ne se passe pas à l'autre bout d'un quart-monde qu'on ignore mais ici sous nos yeux et que les décennies passent et que rien ne change. Ce sont toujours les initiatives associatives, locales ou de plus grande envergure comme les Restos du Coeur mais toujours animées par des bénévoles qui sont à l'oeuvre. Mais de telles personnalités capables de fédérer, d'entraîner avec lui des élans de solidarité, il n'en existe plus. Cet homme était bel et bien un héros et le film lui rend un hommage vibrant sans éluder ses doutes et ses égarements. Il est aussi une magnifique réhabilitation d'une personnalité fondamentale totalement inconnue, sa compagne quarante années durant, Lucie Coutaz, magnifiquement incarnée par la merveilleuse Emmanuelle Bercot, toujours dans l'ombre mais pilier inaltérable de la lutte.

Rejetant l'appel et les conseils des financiers qui veulent faire fructifier l'argent des dons, l'Abbé Pierre ne cédera jamais : "il faut tout dépenser". L'oeuvre accomplie est admirable mais hélas toujours nécessaire. Et l'homme devenu mythe rassemble tous les signes de la bonté et de l'abnégation devant la caméra de Sébastien Tellier avec également une silhouette identifiable entre toutes, son béret, sa cape, sa canne. Il fallait beaucoup d'imagination pour envisager Benjamin Lavernhe dans le rôle. Investi physiquement et vocalement comme rarement dans un personnage, il est l'Abbé de ses dix-neuf à quatre-vingt-quatorze ans avec une conviction et une évidence saisissantes. Il est remarquable, impressionnant, bouleversant comme la toute dernière image. 

Après les formidables L'affaire SK1, Goliath et le moins bon Sauver ou périr, Sébastien Tellier m'a une nouvelle convaincue en évoquant la vie extraordinaire que l'Abbé Pierre a consacrée aux autres jusqu'à son dernier souffle. A son meilleur ami qui revient le visiter en rêve à la fin de sa vie, il demande : "est-ce que j'ai échoué ?", François l'ami mort au combat pendant la guerre répond : "oui tu as échoué, tu n'as pas rendu l'homme meilleur, tu as fait mieux, tu l'as aimé".

Larmes.

L'Abbé Pierre - Une vie de combats : Photo Benjamin Lavernhe

Commentaires

  • C'est prévu ; je connais peut-être mieux que toi la trajectoire de l'Abbé Pierre (question de génération) mais j'ignorais l'existence de la compagne. Je ne suis pas sûre que nous retrouverons des personnes de cette trempe-là maintenant.

  • Je ne connaissais que le fondateur d'Emmaüs mais rien sur sa vie chez les capucins (7 années quand même !) la guerre, la résistance, son "amour" etc. Quel homme !

  • Que j’ai apprécié ce film. Je connaissais un peu sa vie mais pas tant que cela et surtout le rôle de Lucie Coutaz ! Femme de l’ombre remarquable et méconnue. Et plein de personnes inconnues qui se sont dévouées. Ce film est magistral !

  • J'ai été surprise par le grand moment que j'ai passé en voyant ce film et en découvrant cet homme et cette femme admirables.

  • Quelle critique ! Oh mais j'avais pas fait attention que c'était le réal de Goliath ! Et Benjamin Lavernhe a l'air vraiment excellent dans ce rôle. Je ne suis pas fan de biopics et j'ai de nombreux films sur ma liste, mais je garde celui-ci sous le coude. Au pire je le vois dans 6 mois sur MyCanal !

  • Je suis la première surprise d'avoir tant aimé. J'ai surtout été complètement bouleversifiée.

  • Je l'ai vu cet après-midi et c'est vraiment bluffant ce film. Et l'acteur ! de plus en plus convainquant au fur et à mesure qu'il prend de l'âge. Je me suis dit que c'était un film qu'il fallait faire en ce moment, il y a pas mal de passages qui sont toujours actuels (hélas).

  • J'ai vraiment eu l'impression que rien n'avait changé. Il y a toujours des gens sur les trottoirs mais plus personne pour venir gueuler à la radio.
    Je trouve que Benjamin Lavernhe était un peu cantonné (au cinéma) aux rôles de "mari" pas toujours sympathiques. Ici il est extraordinaire.

  • Ma perception de Benjamin Lavernhe a complètement changé aussi. Je trouvais ses rôles pas très intéressants jusqu'à présent. Là, il a une tout autre envergure. Je me demande où est l'Abbé Pierre d'aujourd'hui, mais la population répondrait-elle comme l'a fait en 1954 ? j'ai des doutes ... En plus de nos jours, ils sont un peu trop ... colorés peut-être pour certains. Ça me donne envie de vomir.

  • Je m'étais montrée sobre dans mon jugement mais en fait je trouvais que jusque là Benjamin n'avait eu que des rôles de types plutôt cons et négatifs. Il peut être d'une intensité dingue et c'est une bonne nouvelle.
    Je n'ai pas compris qui était coloré.
    Et, bien qu'individuellement l'espèce humaine me désole, je trouve que les gens ont tendance à se mobiliser et faire preuve de générosité dès qu'on les sollicite.
    Mais des personnalités aussi charismatiques pour l'instant non, il n'y en a pas.

  • Merci pour cet intéressant développement sur un film que je devais aller voir cet après-midi. Un imprévu, mais j'irai lundi ou mardi.

  • Merci c'est gentil. J'espère qu'il n'y aura plus d'imprévu :-)

  • L'Abbé Pierre était un personnage que Cabu a beaucoup croqué, je dirais avec plutôt de la tendresse, et plutôt pour montrer que c'était la "bonne conscience" associative qui palliait aux carences des "pouvoirs publics" et des "politiques (avec lesquels le caricaturiste était plus féroce!), me semble-t-il...
    Sinon, il y avait déjà eu un autre film, axé, lui, autour de l'hiver 54 et du faeux appel, me semble-t-il), il y a quelque temps (je ne l'ai pas vu).

  • Difficile d'être dur et méchant avec ce genre de personnes.
    Il ne faisait pas qu'aider les autres, il vivait avec eux dans le plus grand dénuement et consacrait ce qu'il avait d'argent aux autres.

    Oui L'hiver 54 avec Lambert Wilson dans le rôle de l'Abbé. Je l'ai vu. Je l'ai oublié...

  • J'ai trouvé ce film remarquable à plusieurs points de vue. C'est d'abord une histoire extraordinaire, celle d'Henri Grouès... mais aussi celle de Lucie Coutaz. Je connaissais le résistant et le député MRP, mais pas ce compagnonnage. Les deux interprètes méritent tous les éloges. C'est aussi une peinture sans fard (ni pathos excessif) de la misère humaine, qui prend aux tripes. C'est enfin une réussite imprévue, improbable, celle d'Emmaüs, qui doit beaucoup au charisme de l'abbé, au travail méconnu de sa compagne... et aux élans de générosité, comme celui de l'hiver 1954. Le cinéaste, assez sobre dans ses effets, veut montrer/se convaincre qu'il faut croire en l'humanité.

  • Oui ce film c'est tout ça.
    Ces 2 personnages sont extraordinaires et méritent ce film.
    Les dernières images montrent qu'hélas rien n'a changé.

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