UN PARFAIT INCONNU
de James Mangold ****
Avec Timothée Chalamet, Edward Norton, Elle Fanning, Monica Barbaro, Boyd Halbrook, Scoot McNairy
En janvier 1961 un jeune homme de 19 ans, un parfait inconnu, débarque en stop de Duluth Minnesota à New York (j'ai regardé, ça fait 1 262.7 miles soit à peu près 2 020 kms).
Son objectif : rencontrer son idole, le chanteur et guitariste folk, libertaire indomptable, Woody Guthrie (que celui ou celle à qui j'ai prêté mon CD me le rende, merci) qui se meurt lentement à l'hôpital d'une saleté appelée maladie de Huntington. Au chevet de l'artiste se trouve déjà son ami Pete Seeger autre pionnier de la musique folk étasunienne. Le jeune homme timide et impressionné de rencontrer ses idoles leur chante quand même la chanson qu'il a composée, sobrement intitulée Song for Woody. Impressionnés à leur tour, les deux aînés demandent le nom du gamin : Bob Dylan.
Recueilli par Pete Seeger qui l'héberge un temps, Bob se produit rapidement dans les clubs du West village. Il y rencontre Joan Baez déjà star adulée malgré son jeune âge. Grâce à son soutien il devient vite une sensation de la scène folk et de la maison de disques Columbia. Au cours de cette ascension fulgurante il fait la rencontre de Sylvie Russo (allias Suze Rotolo, la jeune femme marchant aux côtés de Dylan sur la couverture de l'album The freewheelin' Bob Dylan) une artiste peintre, il entretient également sur plusieurs années une liaison houleuse avec Joan Baez. Bob Dylan devient un véritable phénomène au cours de la première moitié des années 60 jusqu'à ce que, refusant d'être cantonné dans un genre, il cherche à se dissocier du milieu folk et introduise (déception et trahison ultimes pour les fans) des instruments électriques dans ses compositions renonçant provisoirement à l'acoustique folk.
C'est à cette courte période de la vie de Bob Dylan (1961 - 1965) que s'intéresse ce film et c'est très bien ainsi. Déjà coutumier du biopic avec Walk the line, James Mangold choisit cette fois de ne pas couvrir plusieurs décennies de la vie d'un artiste et se concentre sur quelques faits marquants dans une période courte. Grâce à l'indéniable savoir faire de ce réalisateur c'est une totale réussite. La reconstitution du New York des années 60 est impressionnante par le choix des costumes mais aussi tout l'environnement. La magnétique MacDougal Street de Greenwich village qui réunit tout ce qu'il y a de clubs, galeries et cafés fréquentés par les artistes, poètes, peintres, musiciens est parfaitement reproduite. Tout comme le studio où ont été enregistrés des "tubes" tel que Like a rolling stone (selon moi une des plus belle et grande chanson du monde et de Dylan, mais il y en a d'autres). Et l'annuel festival folk de Newport qui se déroule toujours aux premiers jours d'août.
Pour le reste, le mystère, l'énigme, l'ambiguïté de l'artiste restent totales. On n'en sait pas plus sur ce qui se cache derrière cette apparence, cette personnalité indéchiffrable de Bob Dylan et l'interprétation très retenue de Timothée Chalamet colle comme une seconde peau au personnage. Loin d'être dans la pâle imitation, l'acteur s'est pour ainsi dire fondu dans son personnage. L'épreuve covid suivi de la grève des acteurs n'ont cessé de repousser le tournage et lui ont permis d'apprendre à jouer de la guitare, de l'harmonica mais aussi à chanter, à bouger, à parler comme Bob Dylan. Sans effets de manches ostentatoires, le résultat est absolument sidérant à tous points de vue. La ressemblance entre les deux hommes, leur gueule d'ange au même âge est incroyable. Et pourtant bizarrement on ne peut s'empêcher de voir toujours l'acteur Timothée Chalamet sous le personnage. Et c'est très troublant. Troublante aussi cette similitude de destins entre les deux, tout jeunes propulsés vers la gloire, hystérisant les foules. Alors que l'un, Timothée, s'offre consentant à ses hordes de fans (je l'ai vu de mes yeux dans ses oeuvres à la Mostra et j'ai rarement vu quelqu'un à ce niveau de notoriété aussi disponible, souriant et gentil avec ses fans au point de retarder la projection du film pour rester avec eux), Bob ne cesse par contre de les fuir, s'échapper, les éviter et finit par se réfugier derrière des lunettes noires voire leur tourner le dos sur scène (j'ai vu Bob en concert... pas le genre à faire du stand-up et partager quoi que ce soit avec son public ; il faut beaucoup l'aimer pour continuer à l'aimer). D'où lui vient ce besoin irrésistible de continuer encore aujourd'hui à se produire sur scène à presque 84 ans ? Je vous le dis, l'énigme Bob Dylan reste intacte et James Mangold n'a pas la prétention ou l'intention de nous aider à la résoudre.
Et c'est parfait ainsi.
Ce que l'on découvre éventuellement est que ce sont sans doute les premières femmes de sa vie (Sylvie, Joan) qui lui ont ouvert les chakras et l'ont accompagné dans ses engagements sociaux et humanitaires. Il participe notamment (et chante) à la marche pacifiste sur Washington (août 1963) pour dénoncer l'inégalité des droits civiques subie par la population noire. Sa chanson Blowin' In The Wind est considérée comme l'hymne d'une génération non violente. Dans le contexte de la guerre du Viet Nam elle ne fait pourtant pas mention de cet évènement ni d'aucun autre, ce qui la rend intemporelle. Il refusait parfois de la chanter sur scène même si on la lui réclamait parce que le but pour lui est d'avancer boucles au vent sur sa moto, de progresser, de ne pas rester figé dans une posture ou d'entrer dans une case.
Je ne remercierai jamais assez James Mangold d'avoir choisi Timothée Chalamet (qui selon moi mérite l'Oscar pour son incarnation, son mimétisme sans esbroufe, ni grimaces, ni cabotinage, et son travail démentiel sur la voix et la musique) et de ne pas céder à l'hagiographie. A aucun moment il ne cherche à rendre cette personne guère commode, peu souriante (à l'inverse de Timy), sympathique. Pourtant Bobbie a pu se montrer facétieux lorsqu'il achète un étrange sifflet à un vendeur de rue. On retrouve le son de ce curieux objet dans l'introduction de Highway 61. Grâce au choix de cet acteur qui ne semblait peut-être pas évident au départ (alors qu'en regardant les photos, la ressemblance est éclatante) toute une génération de jeunes voire de très jeunes va découvrir Bob Dylan. Ils aimeront ou pas, mais au moins ils connaîtront.
Evidemment pour les allergiques à Timothée Chalamet et à Bob Dylan et sa voix rocailleuse, cela risque d'être la double peine. Pour moi, Bob Dylan est immense, se moque des modes et j'avais le coeur palpitant pendant et après la séance. Car le film est aussi avant tout une plongée dans la musique et les paroles de ce surdoué prodigieux. Les moments musicaux sont tournés en live et la performance de Timothée Chalamet mérite tous les éloges. Chaque chanson, chaque interprétation colle au parcours du chanteur mais aussi à une génération, une époque marquée par la guerre au Viet Nam, la guerre froide, l'épisode de la Baie des cochons où l'Amérique se réveille et entend à la radio qu'une guerre atomique vient d'être évitée. L'oeuvre de Dylan accompagne ces évènements.
Dans le rôle de Pete Seeger, Edward Norton tient sans doute son rôle le plus lumineux, le plus doux. C'est vraiment très plaisant de le voir dans une telle composition. Comme son petit camarade, il chante et joue du banjo tout seul comme un grand. Mais ce film c'est avant tout deux artistes fusionnés en un seul. Timy prête son enveloppe corporelle, son talent et sa voix à un artiste majeur qui a fait de son art et de sa musique populaire un acte de résistance, de vie, de contestation. Il avertissait tel un prophète dans les années 60 que The time they are a changin.