La graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche ****
Slimane a travaillé 35 ans sur les chantiers navals de Sète. Devenu trop lent, trop vieux, il est honteusement licencié. Divorcé, il vit seul dans une chambre d’hôtel. Il accorde ses faveurs à la patronne, une belle femme beaucoup plus jeune que lui et sert de père substitutif à sa fille Rym, ado bouillonnante qui l’adore. Par ailleurs, Slimane reste très proche de son ex-femme Souad et de ses enfants à qui il apporte régulièrement du poisson « le mulet ». Le traditionnel couscous du dimanche réunit tout le monde autour d’une grande table bruyante, joyeuse, gourmande même si l’on sent que des tensions et des non-dits pourraient surgir à tout moment. Souad, matriarche aimante et autoritaire le dit à ses enfants qui ne comprennent pas pourquoi elle s’est séparé de cet homme admirable : « arrêtez vos mic-macs avec votre père, ou je ressors les dossiers ». Sélim se sentant inutile et souhaitant laisser quelque chose à ses enfants, décide de retaper un vieux rafiot échoué dans le port pour en faire un restaurant dont la spécialité serait « le couscous de la mer ». Le film nous raconte la tragédie de cet homme décidé à s’en sortir malgré les embuches et grâce aux efforts, à la volonté et à l’amour de ses proches.
Le génie d’Abdellatif Kechiche est de nous faire entrer sans préambule dans la vie de cette famille et de nous la rendre immédiatement sympathique (certains membres plus que d’autres évidemment) et de nous la faire aimer. Ce film est une tranche de vie, de l’humanité en barre comme on n’en voit peu. Les joies, les soucis, les déceptions, les bonheurs, les malheurs ce sont les nôtres, ceux de tout le monde avec ici, bien sûr une dimension supplémentaire sur laquelle le réalisateur ne s’appesantit pas et qui semble dire : « nous sommes français comme vous… ni plus, ni moins ».
Ce qui frappe et séduit également ici, c’est la langue utilisée. Elle est tellement imagée, précise, déversée avec tellement de rage et de fièvre qu’elle donne lieu à d’authentiques tirades qui laissent le spectateur littéralement essouflé. Plusieurs scènes sont à ce titre de véritables moments d’anthologie drôles ou dramatiques qu’on aimerait pouvoir se repasser en boucle pour en goûter toute la saveur et la finesse. Quelques monologues, moments de bravoure irrésistibles d’humour ou de tension devraient entrer au panthéon des scènes cultes… celle où la jeune Rym explique à Slimane que ses fils lui manquent de respect, celle où la même Rym essaie de convaincre sa mère de se rendre à une fête, la discussion dans un café autour d’une table, véritable hommage à la « partie de carte » de Pagnol, le moment où l’une des belles-filles de Slimane lui explique longuement, douloureusement que son fils n’est pas un homme bien… Autant d’instants magiques où tout se joue avec des mots.
Ainsi que le réalisateur nous l’avait déjà démontré dans « L’esquive », ce sont les femmes qui tiennent les rennes, qui ont la tchatche et les arguments. Excepté le beau et positif personnage de Slimane (dont on n’est pas près d’oublier le magnifique et doux visage), les hommes ici ne sont pas à la fête, ils n’ont pas inventé la marche arrière et sont, pour certains franchement cons, n’ayons pas peur des mots. C’est « grâce » d’ailleurs à l’inconséquence d’un de ces garçons que la dernière demi-heure est transformée en véritable polar haletant et cruel... où l’on se demande si la « graine » perdue arrivera à temps pour la soirée organisée par Slimane. En effet, après avoir tenté de braver toutes les difficultés et lourdeurs de la machine administrative française pour ouvrir son restaurant, Slimane décide d’offrir une grande soirée « couscous » à toutes les « huiles » de la ville qui lui mettent des batons dans les roues. Avant d’en arriver là, nous aurons assisté au parcours du combattant de celui qui veut créer son entreprise. Aidé de la jeune et entêtée Rym qui croit au projet, baladé de mairie en préfecture, de banque en administration, de bureau des douanes en service d’hygiène, parfois reçu debout entre deux portes alors qu’il avait rendez-vous Slimane encaisse et s’obstine. Le réalisateur ne semble pas juger, il observe et restitue une réalité…
Le piment de ce couscous qui fait saliver du début à la fin est l’admirable, tendre et INOUBLIABLE duo formé par l’improbable couple que forment cette toute jeune fille Rym bavarde et positive (Hafsia Herzi, magnifique, énergique, extraordinaire…) et Slimane taiseux, tendre avec sa famille et parfois résigné (Habib Boufares, présence intense tout en intériorité) tous deux non professionnels mais qui rendent cette histoire à la fois simple et fabuleuse, touchante et douloureuse. Les dernières minutes bouleversantes et qui le sont de façon assez étourdissante s’impriment en nous et rendent les sacrifices que le réalisateur nous impose déchirants.
Choukrane.