J'ai découvert hier le ciné-club de mon "art and try"... Et oui, shame on me, je n'avais jamais essayé de m'y rendre car rien qu'imaginer entendre des intellos parler cinéma et nous annoncer qu'ils avaient lu Lampedusa dans le texte, ça me gave rapidement et puis, bêtement, je croyais que les débats étaient animés par le propriétaire des lieux qui me tape sévère (pour être polie) sur le haricot. Sauf que depuis quelque temps il semble qu'il se soit mis au tambourin et que de toute façon les débats soient animés par François Bouvier, professeur de cinéma, personnage aussi passionné que passionnant. Je n'irai pas jusqu'à dire que j'ai trouvé mon Thierry Frémaut (que j'aime d'amour... Thierry si tu m'entends :-)) local mais j'espère trouver le temps, l'énergie et tout le bazar pour assister régulièrement à ces soirées (qui obligent à se coucher bien tard).
Hier il s'agissait donc de voir, et de revoir en ce qui me concerne, le film de Luchino Visconti qui reçut la Palme d'Or à Cannes en 1964 mais ce n'est qu'un détail (qui se souviendra de l'Oncle Bonne Mine dans 50 ans ??? malgré tout le respect que je dois à Atoiaussitujouaupingpong ?) car même sans palme, "Le Guépard" serait le chef d'oeuvre intemporel qu'il est. Incontestablement. Je l'ai découvert quand j'étais toute pitchoune, belle comme un soleil et déjà cinéphile et je n'avais dû rien y comprendre. Mais je ne l'ai jamais oublié. Je me souviens que mes parents (Gloire à eux qui m'ont emmenée au cinéma dès que je n'ai plus porté de couches !) disaient lorsqu'ils évoquaient ce film : "ah ? c'est le film où le bal dure une demi-heure et il ne s'y passe rien !". Et comme j'étais jeune, timide et docile, je disais aussi que c'était le film où le bal etc... Sauf que le bal dure plus longtemps, pratiquement le tiers du film (3 heures et 10 minutes de pure extase) et que déjà dans le temps d'avant je pensais au fond de moi que ce bal était un ravissement, qu'il n'était pas là pour rien, que j'avais bien vu tout le monde s'y observer, parler, se chercher, transpirer, perdre pied et à l'occasion danser, danser, danser !
Mais de quoi s'agit-il ? En 1860, Garibaldi et ses Chemises Rouges viennent semer la panique en Sicile. Le Prince Salina emmène sa femme et ses sept enfants dans leur résidence secondaire de Donnafugata. La révolution en marche lui fait craindre que l'aristocratie vit ses derniers jours. Il consent donc à une union presque contre nature entre son neveu bien-aimé, le fougueux Tancrède et Angelica belle mais un rien vulgaire (au début) fille du maire de la ville, sorte de bourgeois parvenu assis sur des lingots et des possessions qu'il offrira en dot.
Tant par le contenu politique que par la technique, la durée de préparation (6 mois rien que pour le bal), l'abondance et la richesse des costumes et des décors, le tournage de certaines scènes en milieu naturel, ce film sans âge, indémodable est un chef d'oeuvre. Visconti lui-même aristocrate, communiste et homosexuel n'est pas un homme ordinaire et beaucoup de ses propres caractéristiques et de sa personnalité transparaissent au travers du personnage du Prince Salina dont il fut d'ailleurs un temps question qu'il l'interprète lui-même. Si l'on peut être au départ surpris que ce rôle de noble italien échoie à un cow boy américain, au vu de ce que Burt Lancaster fait du personnage, il devient impossible d'imaginer qui que ce soit d'autre. D'homme vigoureux, d'une beauté, d'une élégance et d'une autorité impressionnantes il devient en trois heures de film un homme terrassé, abattu et las tout aussi convaincant. Il s'éloigne lentement mais déterminé vers un sombre destin.
Il y a donc une révolution qui gronde et dont les prémices se font entendre dès l'ouverture du film. Après avoir parcouru la longue allée bordée de statues figées qui mène à une demeure dont on sent malgré le délabrement de certains murs qu'elle fut somptueuse, on pénètre dans l'intimité de la famille Salina à genoux pour la prière quotidienne. Le Prince est obligé d'interrompre avec autorité cette prière pour tenter de comprendre le brouhaha extérieur. Un soldat mort a été retrouvé dans le jardin. Et c'est le début du commencement de la fin. Ce cadavre est la première brèche qui s'introduit dans l'ordre des choses. Et tout s'enchaîne. L'hystérie de la femme de Salina s'oppose au calme souverrain du Prince. Puis Tancrère survient. Alain Delon dans toute la force, la beauté et la gloire de ses 28 ans rayonnants. Fougueux et bouillonnant il séduit tout et tous sur son passage. Il semble virevolter comme Fanfan la Tulipe même si son ambition démesurée et sans morale le fera sans vergogne passer des troupes de Garibaldi à celles de l'armée "régulière". Car la révolution qui s'est amorcée ne mènera finalement à rien. Un bourgeois finira par devenir sénateur, un aristocrate, Tancrède sera député. Le pouvoir nouveau va s'appuyer sur l'aristocratie ancienne et pendant que les riches dansent, le peuple continue de bosser. "Pour que les choses restent identiques, il faut que tout change" dira le Prince. Ce changement doit donc en passer par le déclin de la classe des guépards : « Nous étions les Guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre ».
Mais il s'agit aussi, comme le disait Visconti de l'histoire d'un contrat de mariage, d'une mésalliance entre la bourgeoisie ambitieuse et la noblesse décadente. Tancrède tombe amoureux de la beauté étincelante d'Angelica qui le lui rend, tout en jouant parfois les coquettes (cours après moi que je t'attrape hi hi hi !!!). Tancrède fera souffrir sa fade cousine Concetta qui l'aime sincèrement mais qui ne possède pas cette "qualité" supplémentaire et indispensable de nourrir une ambition folle que partage Tancrède avec Angelica. Ces deux là, au-delà de l'harmonie évidente de leur couple, de leur beauté foudroyante s'aiment-ils réellement ? On peut en douter.
Pour clore ces histoires de guerre, d'amour et de pouvoir, il y a donc ce bal monumental, véritable tour de force de réalisation, morceau de bravoure tourbillonnant, qu'il faudrait voir et revoir encore pour qu'aucun détail n'échappe tant il est riche de précision et d'événements dont la plupart passe par les regards qui s'échangent ou que l'on saisit au vol à condition d'être attentifs, que ce soient ceux de la Princesse Salina excédée que son mari la délaisse, ceux de Tancrède dont on ne sait s'ils suggèrent la jalousie de voir sa fiancée flirter ou d'apercevoir son mentor vacillant ou ceux du Prince qui observe au travers de Tancrède et Angelica la fin de son monde et aussi (surtout ?) sa jeunesse à jamais perdue. Roc vacillant et las, jadis énergique qui semblait éternel, Burt Lancaster a imprimé à jamais de sa stature imposante et solennelle ce film somptueux, éblouissant et inoubliable.